Tout d’abord je remercie Balthasar Glättli pour ses propositions qui ont le mérite de relancer le débat sur un thème qui a été approprié et manipulé pendant trop longtemps par les néo-conservateurs de Suisse tentant de consolider une hégémonie dont on commence à mesurer les fragilités derrière les gesticulations. Sans entrer dans une longue argumentation, j’aimerais souligner quelques points d’analyse préalables à la formulation de propositions concrètes pour construire des propositions alternatives pour un projet général où inscrire la politique migratoire et d’asile. Le rythme imposé par l’UDC nous soumet à des dictats qui sont une forme de colonisation de la pensée critique et créatrice auxquels nous ne sommes pas obligés de nous soumettre :
- Question d’identité politique. Qui sommes-nous quand nous menons ce débat ? SOSF fait partie d’un mouvement social citoyen qui se rattache à d’autres mouvements sociaux à beaucoup de frontières diverses (sa richesse !) et qui a une longue histoire de résistance dans le droit d’asile et d’autres domaines, dont les expériences alternatives dans l’agriculture, les coopératives, l’anti-fascisme, les rapports sociaux de sexe [1], le syndicalisme, le développement solidaire, etc.. A ce titre il a la responsabilité de l’héritage d’un pouvoir d’utopie positive post-totalitaire et de proposition radicale de transformation de société. C’est à partir de là qu’il parle et qu’il peut construire des alliances avec des partis, et d’autres forces de la société. Soyons réalistes, imaginons l’impossible !
- Migration, Travail et Capitalisme. Les tenants de la xénophobie, du racisme, l’UDC et ceux qui l’appuient ouvertement ou silencieusement ont réussi à figer le débat politique sur les étrangers en accentuant l’exploitation, la précarisation, en construisant une hégémonie néo-conservatrice et raciste articulée à la soumission de l’ensemble des travailleurs effrayés par la crise actuelle du capitalisme financier. Toute proposition réellement alternative doit partir d’une analyse et d’une évaluation de la transformation du travail « mort-vivant » décrit par Marx et Arendt [2] et de la logique nihiliste du capitalisme depuis son émergence [3] et dans ses étapes pour situer la question de la migration dans un cadre plus large de la civilisation capitaliste dominante sous peine de brouiller et d’aveugler notre imaginaire au risque de perdre une vue d’ensemble des risques et de l’exigence de notre sécurité dans le monde.
- Critique d’une idéologie qu’on respire. Il est important de distinguer entre des concepts économiques et des concepts philosophiques pour désigner des faits sociaux comme celui de la migration. Ainsi, il est important de distinguer entre le concept économique de « liberté de circulation » de la main-d’oeuvre, des biens, des capitaux et la « liberté de mouvement » de l’ensemble des populations et aussi des esprits (liberté de pensée, d’expression) qui fait partie de la vie basée sur les relations, les échanges entre les humains et avec la nature. Dans nos familles, en Suisse et aussi en Afrique [4], les migrations sont millénaires et elles continuent malgré les dispositifs anti-migration [5].
- Economie et Politique. Il est certain qu’il faut construire de nouvelles majorités en faisant des alliances dans un domaine qui, comme l’écrit Balthazar est prioritairement « politique ». La politique migratoire est asujettie à l’organisation du marché du travail et des intérêts des forces industrielles et financières qui dominent ce marché depuis les grands travaux (tunnels, axes routiers) du début du siècle. L’Economie suisse s’est renforcée par la politique d’immigration et du droit d’asile d’un Etat-nation libéral consolidé au tournant du XXe siècle (travaux des historiens Marc Vuillemier, Arlettaz) qui a posé la fameuse distinction entre « nationaux » et « non nationaux » ou étrangers (Sayad) pour justifier l’exploitation d’une force de travail nécessaire à l’agriculture, à l’industrie, aux grands travaux (tunnels). L’Etat suisse n’a pas eu des colonies sur d’autres territoires, mais elle a organisé une colonisation de l’intérieur avec des colonisés : les travailleurs divisés. Elle a été basée sur l’apartheid et régulée par « l’ueberfremdung » inscrit dans la LSEE de 1931 relayée par la philosophie des 3/2 « cercles ».
- Besoins de force de travail. Dans les besoins en main-d’oeuvre l’économie suisse a des besoins diversifiés entre la grande et la petite industrie. On l’a vu quand même la grande industrie s’est opposée aux initiatives xénophobes des années 1970 (initiative Schwarzenbach) car elle avait besoin d’une main-d’oeuvre plus qualifiée et plus mobile. Aujourd’hui, Sarkozy encore président de l’UE parle de « migration choisie » et le think tank Avenir Suisse défend la possibilité d’une « immigration de cerveaux » qu’il s’agirait de distinguer d’une « crainte d’une perte d’identité » [6]. Il existe d’autres travaux scientifiques, dont une recherche de l’EPFL sur le brain drain, la fuite des cerveaux et sur l’internationalisation du marché du travail, sur le thème des « diasporas scientifiques » dans la globalisation qui complexifient le débat. Il faudrait aussi parler des migrants écologiques. En plus notre politique migratoire suisse et européenne a deux axes de besoins : les clandestins structurels et la « migration choisie » pour nous défendre dans la rude concurrence international du capitalisme de la connaissance. Une évaluation de notre part de la réorganisation du marché du travail suisse dans la globalisation est urgente pour y intégrer les projets d’économie alternative et pour ne pas céder à la réalpolitik d’adaptation à un capitalisme suicidaire. Qu’avons-nous à dire à propos de la petite paysannerie, des PME, d’une relance des coopératives de production, des besoins locaux de main-d’oeuvre inscrits dans la solidarité entre travailleurs, entre générations de travailleurs par exemple ? De quelles « associations économiques » parlons-nous ?
- Construction de l’espace politique public aux frontières de la démocratie. Avec qui faut-il faire alliance ? La question n’est peut-être pas tant celle des alliances que celle de la construction d’un espace politique aux frontières de la démocratie dans la durée. Est-ce la place de SOSF de défendre les intérêts de ceux qui exploitent aujourd’hui l’ensemble des travailleurs et pas seulement les étrangers ? SOSF doit combiner la résistance du « courage pour dire non » au jour le jour comme dit Graziella de Coulon et la consolidation d’un nouveau front avec l’ensemble du mouvement social anti-capitaliste en Suisse, dans l’UE et à ses frontières. Il deviendra ainsi une force de proposition plus puissante ancrée dans la démocratie de base et l’autonomie. SOSF est déjà engagé dans une telle construction tant en Suisse, qu’en Europe, qu’à l’ensemble de nos frontières, mais il semble que cette construction n’est pas assez valorisée pour devenir un capital comun.
- Construction d’un nouveau rapport au temps. Nous construisons notre identité sociale en contrôlant notamment notre rapport au temps, à l’histoire. Il est certes important de ne pas ignorer le calendrier, le rythme, l’urgence que nous impose l’UDC en manipulant nos peurs, mais jusqu’où et jusqu’à quand ? l’historien H.U. Jost dans le Bull. SOSF, no. 4, déc. 2008 précise dans cet article très intéressant les sources historiques d’une Suisse qui se dépeint « à part » comme une exception, du racisme en Suisse. Il rappelle ce que le sociologue Georg Simmel (1858-1918) avait souligné : « la propagande prônant l’exclusion de l’étranger et truffée de propos haineux à son égard est un moyen très efficace pour mobiliser les forces politiques ». Et pas n’importe quelles forces politiques. Celles qui ont perdu du terrain depuis les années 60 et qui tentent depuis quelques années de le reconquérir. La haine et la manipulaton du mensonge n’est pas efficace. On l’a vu avec George Bush au bout de 8 ans. Je garderai longtemps en mémoire son départ en hélicoptère de la Maison blanche, comme j’ai encore en mémoire les images les manifestations contre la guerre en Irak dans toute l’Europe et ailleurs. Il y a place pour d’autres passions positives et un nouvel imaginaire.
Marie-Claire Caloz-Tschopp
1. Rappelons-nous l’Action Place Gratuite pour le Chili et aussi les mouvements de résistance anti-fasciste qui ont aidé des réfugiés durant les années 30 et la deuxième guerre mondiale.
2. Voir à ce propos, Bernad Louart, « Le travail mort-vivant », Archipel, no. 166, décembre 2008.
3. Voir les travaux du groupe Krisis, www.krisis.org, voir aussi les publications de l’encyclopédie des nuisances.
4. La Communauté des Etat s de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a adopté en 1979, un protocole qui a instauré la libre circulation entre tous ses 15 pays membres et même le droit à la résidence, bien avant la signature des accords de Schengen. Ce protocole est remis en cause par l’UE
5. Voir la liste complète des mesures dans le doc. du GADEM sur le programme de coopération pluriantuelle 2009-2001.
6. Avenir Suisse : « Die Neue Zuwanderung » - La Suisse entre immigration des cerveaux et crainte d’une perte d’identifé, octobre 2008.