Solidarité sans frontières
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- Qu'est-ce que Schengen? Un laboratoire du pouvoir exécutif et de la police
- Régime frontalier de Schengen: une machine à fabriquer des sans-papiers
- Système d'information de Schengen (SIS): l'instrument de l'exclusion
- Accords bilatéraux: la politique des petits pas
- Intégration à Schengen: ses répercussions sur la politique intérieure
- Pour une stratégie citoyenne: européenne, respectueuse des droits humains et venant d'en bas
Début 2001, le Conseil fédéral créait la surprise en annonçant un 2e cycle de négociations bilatérales avec l'Union européenne (ci-après, l'Union). Une première série d'accords bilatéraux ayant reçu l'aval des citoyens suisses, il s'agit maintenant de débattre, à côté d'autres dossiers laissés en suspens, de l'association de la Suisse à
- l'Accord de Schengen ("relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes" des Etats de l'Union), et à
- l'Accord de Dublin ("relatif à la détermination de l'Etat responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres de la Communauté").
Ainsi que le précise le titre de ces accords, seuls les Etats membres de l'Union peuvent y adhérer. La Suisse, non-membre, en a été jusqu'ici exclue. Il n'en reste pas moins que depuis le début des années 90, cette coopération figure au programme du Conseil fédéral, et plus particulièrement du Département fédéral de justice et police (DFJP). En témoigne l'argumentaire présenté en 1993 déjà par la Commission d'experts "Contrôle des personnes à la frontière" mise en place par le DFJP: la Suisse risquerait de devenir un "îlot d'insécurité" et le pays de second asile pour les requérants déboutés par l'Union européenne si elle ne participait pas à cette coopération policière en matière d'asile et de politique des étrangers.
La Norvège et l'Islande sont jusqu'à présent les deux seuls pays non-membres de l'Union européenne participant à Schengen. Ces deux Etats font partie de l'Union nordique des passeports et, à ce titre, ont supprimé depuis longtemps les contrôles aux frontières avec leurs voisins scandinaves membres de l'Union européenne. Ils remplissent ainsi les conditions formelles pour être intégrés à l'espace Schengen. La Suisse, de son côté, a tout fait depuis les années 90 pour rendre ses frontières impénétrables aux réfugiés et autres "migrants illégaux", en particulier avec l'Italie. Cette attitude est certes idéologiquement conforme aux visées de Schengen, mais lui en barre en même temps l'accès. Aussi, face à une politique résolue de fermeture, est-on pour le moins surpris d'entendre le Conseil fédéral proclamer que la Suisse serait prête à adhérer à Schengen et à accepter tous les "Acquis de Schengen", y compris la suppression des contrôles aux frontières.
Ce n'est pas un hasard si les critiques émanent non seulement de la gauche et des mouvements citoyens opposés à Schengen, mais aussi de la droite, en particulier de l'UDC qui y voit un nouveau rapprochement avec l'Union européenne. Le Conseil des Etats, entièrement aux mains des partis bourgeois, a naturellement critiqué la suppression des contrôles aux frontières. De son côté, la Conférence des gouvernements cantonaux a manifesté son désaccord face à la voie bilatérale où seul le Conseil fédéral a la compétence de négocier. Ces objections n'ont pas empêché celui-ci de mener à partir de l'été 2001 des entretiens exploratoires avec l'Union.
La discussion en Suisse s'est surtout limitée jusqu'ici au contenu de la Convention d'application de Schengen de 1990 et, à la rigueur, à l'intégration de la coopération Schengen au sein de l'Union. Le présent dossier entend poser les bases nécessaires à l'élaboration d'une stratégie citoyenne de gauche. Notre objectif porte sur deux aspects essentiels. Nous entendons, d'une part, expliquer la manière dont fonctionne cette coopération et quelles en sont les répercussions concrètes et, d'autre part, présenter les efforts que fait la Suisse, et plus particulièrement le DFJP, pour prendre le train en marche, et ce qui en est attendu sur le plan intérieur.
1. Qu'est-ce que "Schengen"? Un laboratoire du pouvoir exécutif et de la police
Depuis l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam, le 1er mai 1999, la coopération dans le cadre de Schengen fait partie intégrante des structures communautaires. Jusqu'à cette date, elle était certes étroitement liée à l'Union, mais se résumait à une collaboration multilatérale entre différents Etats membres, collaboration extérieure aux structures communautaires.
Un bref retour en arrière permettra de mieux comprendre cette évolution. Au cours des années 70, la Communauté européenne (ci-après, Communauté) a stagné. On a alors commencé à ébaucher des plans au début des années 80, afin de lui ouvrir de nouvelles perspectives: l'achèvement du marché intérieur en est la pièce maîtresse. Cet objectif est formulé en 1985 dans le Livre blanc de la Commission, puis repris finalement en 1987 dans le Traité de la Communauté européenne (TCE) sous la forme de l'Acte unique européen, dont l'art. 8a précise que le marché unique est "un espace sans frontières intérieures" qui garantit la libre circulation des marchandises, du capital, des services et des personnes. L'Acte unique fixe également l'échéance à laquelle ce but devra être atteint: le 31 décembre 1992.
Le marché intérieur repose donc principalement sur l'abolition des frontières intérieures. Les choses ont été menées rondement pour le secteur économique, la Commission ayant tout fait pour que cet objectif soit réalisé dans les temps. Il est assez symptomatique que la libre circulation des personnes ait représenté – et représente encore aujourd'hui – une entrave à l'intégration européenne. Il faut en chercher la raison formelle tout d'abord dans le fait que la Communauté n'avait pas (jusqu'au Traité d'Amsterdam) de compétences en la matière, bien qu'elle en ait eu pour les questions douanières, et donc pour le transfert de marchandises, de capitaux, et de services. Dans ces derniers secteurs, la Commission a présenté des projets de directive et de règlement qui ont été ensuite approuvés par le Conseil des ministres. Depuis l'Acte unique, les questions douanières sont régies en grande partie par une procédure dite de codécision qui accorde un certain pouvoir de décision au Parlement européen.
Par contre, le contrôle des personnes était considéré comme une question relevant principalement de la sécurité intérieure. Politique de l'asile et politique migratoire, droit pénal et poursuite judiciaire, lutte contre le trafic de drogues et le terrorisme, etc. relevaient exclusivement de la compétence des Etats membres. Il existait certes, depuis les années 70, une coopération informelle des gouvernements de la Communauté – considérablement élargie depuis le milieu des années 80 – mais qui restait toutefois extérieure aux structures communautaires. Ce n'est qu'avec le Traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, qu'elle a été formalisée, tout en restant cependant une coopération entre Etats souverains.
L'abolition des frontières pour les personnes n'était dès lors possible que par voie de convention entre Etats. A cela s'ajoute que la Grande-Bretagne en particulier (et donc l'Irlande) s'y est vivement opposée, et l'est toujours. Il en résulte le phénomène bien connu d'une Europe à deux vitesses: ce sont d'abord cinq Etats – la France, l'Allemagne, et les trois Etats du Benelux – qui prirent les devants et conclurent en 1985 un premier Accord "relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes". Ce traité a pris le nom du lieu où il a été signé, à savoir le petit village luxembourgeois de Schengen, situé à la frontière avec l'Allemagne et la France. La première mesure à court terme que cet Accord prévoit est d'éliminer toute attente lors des contrôles aux frontières. A plus long terme, des négociations devraient aboutir à la signature d'une convention qui, d'une part, supprime complètement les contrôles aux frontières intérieures et, d'autre part, définit des mesures visant à compenser la perte de sécurité qui est censée en résulter. Ce "marché" – abolition des frontières contre mesures compensatoires – détermine jusqu'à ce jour la politique des Etats de l'Union en matière de justice et de police.
La Convention d'application de Schengen (CAS) de 1990 en fixe les modalités. En vertu de l'art. 2, les frontières intérieures peuvent être effectivement franchies en tout lieu et en tout temps. Cependant, le 2e alinéa du même article prévoit des exceptions: lorsque la sécurité nationale ou l'ordre public l'exige, une Partie Contractante peut décider de rétablir temporairement les contrôles aux frontières intérieures. Le reste des 140 articles de la Convention concerne les mesures compensatoires:
- déplacer les contrôles aux frontières extérieures tout en les renforçant;
- adopter une politique commune en matière de visas;
- instaurer une réglementation du premier asile selon laquelle, quel que soit l'Etat Schengen dans lequel une personne dépose sa demande d'asile, un seul Etat est responsable du traitement de cette dernière. L'Etat responsable est soit celui qui a octroyé un visa au requérant d'asile ou, l'Etat où vit un membre de sa famille, ou encore, l'Etat par lequel il est entré dans l'espace Schengen. Ce dernier cas de figure est de loin la norme. Tous les autres Etats sont autorisés à refouler le requérant vers l'Etat responsable, à moins qu'ils ne décident de traiter sa demande pour des raisons humanitaires. Cette réglementation a été par la suite fixée dans la Convention de Dublin signée en 1990 par tous les Etats membres de la Communauté;
- renforcer la coopération policière, notamment lors de poursuites et d'observation transfrontalières;
- mettre sur pied un système de recherches commun, nommé Système d'information de Schengen (SIS).
Il apparaît ainsi que la Convention ne visait pas seulement à créer les bases juridiques nécessaires pour abolir le contrôle des personnes mais bien plus à faciliter la coopération policière communautaire. Elle est entrée en vigueur en 1995 dans sept pays, le Portugal et l'Espagne venant s'ajouter aux cinq pionniers. Ils ont été rejoints en 1997 par l'Autriche, l'Italie et la Grèce. En 2000, ce sont les pays nordiques, y compris les deux pays non-membres de l'Union européenne – l'Islande et la Norvège – qui y ont adhéré. Loin de se limiter à la Convention, la coopération Schengen s'est muée en véritable laboratoire de la coopération policière. Les premiers groupes de négociation ont formé quasi automatiquement le Comité exécutif dit de Schengen. Ce Comité, de même que ses nombreux sous-groupes, ont pour "avantage" d'instaurer une coopération purement inter-étatique, c'est-à-dire aux mains des seules autorités exécutives et policières. Les Parlements nationaux ne sont, le cas échéant, informés qu'ultérieurement des décisions du Comité exécutif. Quant au Parlement européen, il n'a de toute façon aucune influence. Il va de soi que les Etats Schengen dominent également la collaboration intergouvernementale formelle pour les affaires intérieures et la justice, institutionnalisée par le Traité de Maastricht et intégrée au troisième pilier communautaire.
Les accords de 1990 et de 1995, ainsi que les quelque 200 décisions prises par le Comité exécutif jusqu'en mai 1999, forment ce qu'on appelle l'Acquis de Schengen, Acquis entièrement intégré au dispositif communautaire conformément au Protocole de Schengen contenu dans le Traité d'Amsterdam.
L'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam et du Protocole de Schengen marque la dissolution formelle du groupe autonome de Schengen et modifie la coopération communautaire dans les affaires intérieures et judiciaires. Le traité prévoit de transférer les politiques d'asile et d'immigration, de même que les questions relatives aux frontières intérieures et extérieures dans le premier pilier communautaire, soit au sein du traité instituant la Communauté européenne. Dans l'intervalle, c'est la Commission qui est chargée de présenter des projets de directive et de règlement et le Conseil, autrement dit les ministres de l'intérieur et de la justice des Etats membres, et lui seul, qui prend les décisions. Le Parlement européen n'est ici que "consulté" alors que le reste du premier pilier est soumis en grande partie à la procédure de codécision. En clair, il peut donner son avis sur les propositions qui lui sont présentées mais en cas de divergence avec le Conseil des ministres composé, rappelons-le, des exécutifs des Etats membres, son avis passe simplement à la trappe. Toutes les questions clés encore ouvertes en matière d'asile, d'immigration et de frontière vont être décidées d'ici 2004… sans aucun contrôle parlementaire! Le Conseil des ministres décidera ensuite s'il veut passer à une procédure de codécision, en d'autres termes, s'il entend accorder davantage de compétences au Parlement.
Pour ce qui est de la coopération policière et judiciaire (pénale), elle reste dans le troisième pilier, au sujet duquel le Parlement européen est seulement informé, le Conseil des ministres bénéficiant seul du pouvoir décisionnel. Ainsi, tant qu'une convention n'est pas requise, le Conseil édicte le droit communautaire en prenant des décisions, des mesures ou encore des "décisions-cadre", ces dernières devant être intégrées au droit national par le Parlement des pays concernés.
L'Acquis de Schengen a été partagé entre ces deux piliers: chaque décision, chaque article des accords est intégré soit au premier, soit au troisième pilier. Le SIS ayant été complètement attribué au troisième, les décisions du Comité exécutif font automatiquement partie du droit communautaire.
Le groupe de Schengen, bien que formellement dissous, a survécu dans toute une série de domaines clés:
- le droit: dans l'Acquis de Schengen, sur lequel le Conseil des ministres fonde maintenant ses décisions,
- l'information: dans le système d'information de Schengen (SIS),
- la pratique: dans divers groupes de travail du Conseil des ministres, plus exactement du troisième pilier. Ainsi, à côté des groupes techniques autour du SIS, un groupe "Evaluation" a été créé par le Comité exécutif de Schengen juste avant que celui-ci ne se dissolve: le groupe "Evaluation" est issu des diverses équipes d'évaluation que le Comité avait envoyées entre 1994 et 1997 dans les Etats intéressés à adhérer à l'Accord, afin de vérifier s'ils remplissaient les conditions, par exemple en mettant en place des contrôles stricts aux frontières extérieures. A partir de 1997, ces équipes étaient chargées de contrôler les Etats Parties eux-mêmes. Autrement dit, en instituant le groupe de travail Evaluation on a créé une instance exécutive qui a pour tâche de surveiller que les Exécutifs et les Parlements nationaux fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre en œuvre des mesures décidées par un organe exécutif: on ne peut plus anti-démocratique!
Autre instance du 3e pilier: le "Comité mixte" (Comix) dans lequel siègent, outre les gouvernements de l'Union européenne, les représentants de la Norvège et de l'Islande, les deux Etats non-membres de l'Union appartenant à l'espace Schengen. Les représentants des gouvernements et de la police de ces deux Etats ont ici la possibilité de collaborer avec leurs confrères et consœurs européens en participant aux débats. Il se trouve qu'en général, une étonnante unité de vue se dégage entre eux et leurs collègues européens. Une fois les décisions prises, ils retournent chez eux et demandent simplement à leur Parlement de les entériner! La Norvège et l'Island doivent mettre en œuvre l'ensemble de l'Acquis de Schengen, y compris les amendements et compléments décidés par le Conseil des ministres. C'est ce que devrait faire également la Suisse si elle s'intègre à Schengen. Il va de soi que ce type d'association n'est utile qu'à la police et au ministère dont elle dépend, le DFJP pour la Suisse. Le Parlement est purement et simplement mis sur la touche.
En conclusion, la coopération Schengen est dès le départ une affaire purement exécutive: dans le Comité exécutif, les décisions étaient prises uniquement par des fonctionnaires ministériels et des représentants de la police. L'intégration de Schengen dans l'Union européenne n'y a pratiquement rien changé. En s'associant à Schengen, la Suisse donnerait carte blanche à la police et au DFJP qui, de concert avec leurs partenaires communautaires, pourraient élaborer leurs plans sans avoir à craindre une quelconque intervention de qui que ce soit.
2. Le régime frontalier de Schengen : une machine à fabriquer des sans-papiers
Ouverture des frontières intérieures – fermeture des frontières extérieures : telle semble être à première vue l'équation de Schengen. Dans les faits, la première branche de l'équation n'est pas vraiment réalisée tandis que la deuxième n'est pas réalisable. Pour ce qui est des frontières intérieures, les Etats signataires ont largement fait usage de l'exception prévue à l'art. 2, al. 2. Ce fut le cas de la France au moment même de l'entrée en vigueur de l'Accord de Schengen en 1995, l'argument avancé étant par la série d'attentats survenus cette année-là. Les contrôles aux frontières avec la Belgique et le Luxembourg ont été maintenus par la suite au motif que celles-ci servaient de passage aux trafiquants de drogue en provenance des Pays-Bas, pays très libéral en la matière. Et tandis que les contrôles aux frontières avec les voisins européens devenaient la règle en France, les autres Etats signataires les ont réintroduits lors de certains événements (matchs de football, mais aussi manifestations politiques).
De plus, les Etats Schengen ont remplacé les contrôles aux frontières par des contrôles à l'intérieur du pays. Et même si cette pratique ne repose pas sur l'Accord lui-même, elle n'en a pas moins des répercussions sur la politique intérieure qui, en Allemagne par exemple, ont été formellement fixées dans la loi sur la protection des frontières fédérales (Bundesgrenzschutzgesetz) et dans les législations des Länder sur la police. Faisant un pas de plus, les Etats Schengen ont conclu des traités bilatéraux supplémentaires pour coopérer de part et d'autre des frontières communes au niveau général de la police (y compris celle des frontières), en créant des commissariats communs, en coordonnant des patrouilles de garde-frontières et en procédant à des contrôles effectués inopinément, c'est-à-dire indépendamment de tout soupçon concret d’infraction.
Par ailleurs, les corps des garde-frontières, au lieu de subir un fort dégraissage en raison de la suppression des contrôles aux frontières intérieures, ont connu au contraire un véritable boom au cours des années 90. Ainsi la police des frontières de l'Allemagne (Bundesgrenzschutz, BGS) est encore fortement présente aux frontières Ouest qui sont censées ne plus être contrôlées. Ses contrôles à l'intérieur du pays se dirigent principalement contre les étrangers ou les personnes qui le paraissent (contrôle au faciès). Il en va de même pour les polices des frontières des autres Etats de l'Union. La "Police de l’air et des frontières" en France s'est transformée en "Direction du contrôle de l’immigration et de la lutte contre l’emploi des clandestins". Après l'entrée en vigueur des Accords de Schengen, la maréchaussée hollandaise, qui ne devrait en fait contrôler que les ports et les aéroports, s'est mise à poursuivre les illégaux à l'intérieur du pays.
L'Accord de Schengen fixe également des standards communs pour le contrôle et la surveillance des frontières extérieures. Et, bien que l'objectif de les rendre imperméables soit irréalisable, les Etats Schengen y travaillent activement. Conséquence: accroissement massif des forces de police. Jusqu'en 1990 on ne pouvait guère parler de police des frontières en Allemagne. En effet, la BGS avait pour principale fonction l'éducation politique qu'elle dispensait aux différents mouvements sociaux à coups de gaz lacrymogènes et de matraques depuis les années 70. Négligeable d'un point de vue quantitatif, l'ancien service de garde-frontières (Grenzschutzeinzeldienst) s'intitulait précédemment "Service de contrôle des passeports". Si les contrôles à la frontière Ouest jouaient un rôle secondaire, ceux de la frontière Est était parfois très pointilleux. Cette frontière de l'ancienne République fédérale allemande (RFA) avec sa sœur ennemie de la République fédérale allemande (RDA) donnait ainsi carte blanche à la police pour contrôler les personnes en transit entre Berlin Ouest et le territoire fédéral, ce qui revenait pratiquement à effectuer un contrôle intérieur. Après la réunification, la police des frontières (BGS) n'a pas seulement hérité d'une nouvelle frontière, elle a surtout reçu la mission de la surveiller selon les standards de Schengen et de son manuel.
C'est l'art. 6 de la Convention d'application de Schengen qui fixe les standards de contrôle. Il distingue les contrôles au passage frontière et la surveillance des frontières verte et bleue. Au passage frontière:
- toutes les personnes doivent faire l'objet d'une recherche dans le Système d'information Schengen et dans le système national de recherche,
- les étrangers doivent être soumis en plus à "un contrôle approfondi", ainsi que les objets en leur possession,
- priorité des contrôles à l'entrée sur les contrôles à la sortie aux heures de pointe,
Quant aux frontières verte et bleue, il y a lieu de les surveiller avec fermeté. L'al. 4 de ce même art. 6 précise que "les Parties Contractantes s'engagent à mettre en place des effectifs appropriés et en nombre suffisant en vue de l'exercice du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures."
Le Comité exécutif de Schengen a envoyé des équipes d'évaluation aux frontières extérieures en 1994 et en 1997, afin de vérifier si on y respectait réellement les standards spécifiés dans l'épais manuel. L'équipe de 1997 est parvenue à une conclusion vraiment remarquable: elle constate en substance que malgré tous les efforts déployés, il n'a pas été possible de garantir l'absolue imperméabilité des frontières extérieures. Et loin de conclure qu'il faudrait réorienter la politique communautaire, elle préconise au contraire, de poursuivre les efforts entrepris pour rehausser le niveau de contrôle ainsi que pour perfectionner le matériel, les techniques et le personnel engagé.
A cette époque, l'Allemagne ainsi que l'Autriche, nouvelle venue au sein de l'Espace Schengen, ont été félicitées pour leurs efforts en la matière. La première était en effet en train de réaliser un vaste projet à sa frontière Est: en juin 1996, plus de 4’500 fonctionnaires BGS y étaient engagés, auxquels sont venus se joindre 1'500 autres dans le cadre de la réorganisation de cette police, puis quelque 1'000 unités en tant de forces d'appoint et les 1'500 fonctionnaires du service de contrôle douanier.
Tous les passages frontières avaient accès au SIS et/ou au système de recherche national INPOL ainsi qu'à d'autres systèmes d'information. Certains pays de l'Union utilisaient déjà à l'époque des banques de données qui donnaient un panorama des documents officiels authentiques et falsifiés. Pour les contrôles aux passages frontières ou de la frontière verte, on a recours à des équipements ultra-sophistiqués. En voici la liste:
- appareils à image thermique,
- appareils de surveillance par infrarouge et de vision nocturne,
- sondes CO2, qui détectent la présence d'air expiré à l'intérieur de container,
- appareils à rayons X,
- loupes éclairées et stéréo,
- lampes UV,
- autres appareils de détection de faux papiers,
- hélicoptères,
- vedettes rapides, etc.
Force est de constater en premier lieu que toute cette surenchère technique ne permet pas de rendre les frontières étanches. En second lieu, elle n'est pas sans conséquence pour ceux qui réussissent malgré tout à franchir l'enceinte de la forteresse Europe. Ceux-ci sont traités à l'intérieur comme des parias et deviennent la proie des actions policières et des néo-esclavagistes. Au bout du compte, le régime Schengen n'est rien d'autre qu'une machine à fabriquer des Sans-papiers.
Les contrôles aux frontières relevaient jusqu'ici de la compétence des polices nationales, avec pour ainsi dire un mandat européen. Or, il est soudain question de créer un corps de police européen. Il faut en chercher les raisons notamment dans le fait que l'Union craint que les pays de l'Est, candidats à l'adhésion, ne soient pas à même de garantir un jour les nouvelles frontières extérieures de l'Union européenne tel que les standards Schengen le prescrivent.
3. Système d'information de Schengen (SIS): l'instrument de l'exclusion
A la fin des années 80, lorsque les polices des Etats signataires ont planifié le SIS, elles l'ont justifié en tant qu'instrument destiné à combattre le crime organisé. Selon elles, l'Europe ne peut se passer d'un tel réseau de recherche, sous peine de devenir la proie des pires criminels. Mis en service à partir de 1995, quinze pays participent aujourd'hui au SIS, soit treize pays de l'Union (soit l'Union moins la Grande-Bretagne et l'Irlande) et deux pays tiers: la Norvège et la Suède.
Le SIS est formé d'une centrale dont le siège est à Strasbourg (C.SIS) et d'une antenne nationale (N.SIS) dans chaque Etat. Le C.SIS veille en premier lieu à ce que toutes les données des systèmes nationaux soient enregistrées en parallèle. Les données sont introduites par les centres d'intervention des Etats concernés: ces bureaux, nommés SIRENE, sont en général rattachés aux services centraux de la police. Ils sont informés dès qu'un autre Etat a obtenu un résultat positif. Ils doivent alors lui communiquer le plus rapidement possible ce qu'il faut faire et quelles informations sont encore nécessaires. D'où le nom de SIRENE: "Supplementary Information Requests at the National Entry". Notons enfin que les antennes nationales du SIS associent toutes les autorités de l'Etat concerné: police des frontières, autorité douanière, service de police compétent pour les contrôles à l'intérieur du pays ainsi qu'office des étrangers et services consulaires, responsables de délivrer les visas.
Les avis de recherche concernent des personnes ou des objets. Le groupe de travail SIS du Conseil des ministres estimait en mars 2001 qu'à la fin de l'année le SIS renfermerait plus de 14 millions de données dont la majeure partie concernera, comme auparavant, des objets. La recherche d'objets comprend actuellement billets de banque, documents personnels (y compris documents vierges), armes à feu et véhicules. Le nombre élevé d'objets signalés s'explique avant tout par le fait que pour les billets de banque (p. ex. argent d'une rançon), le numéro de chaque coupure est enregistré, de même pour tout passeport ou carte d'identité annoncé comme perdu.
Fin 2001, environ 1,9 million de données devaient avoir trait aux personnes. Si l'on considère de plus près les catégories de ces données personnelles, il devient évident que l'argument initial justifiant le SIS, à savoir la lutte contre le crime organisé, n'était que pur mensonge. Mais, étant donné que le Conseil des ministres ne publie plus de rapport d'activité depuis l'intégration de Schengen dans les structures communautaires, il ne nous reste qu'à nous reporter aux années précédentes pour en savoir plus: en voici quelques chiffres édifiants.
Seul 1% environ des signalements concernent des personnes recherchées sur la base d'un mandat d'arrêt visant leur arrestation ou leur extradition. Un délit donne lieu à une mesure d'extradition s'il est passible d'une peine privative de liberté d'au moins un an. On peut dès lors dire que seul ce pour-cent se rapporte – très partiellement – à la grande criminalité.
A l'inverse entre 80% et 90% des données personnelles retombent au fil des ans de manière récurrente sur des personnes qui ne sont absolument pas recherchées en raison d'un délit. En effet, conformément à l'art. 96 de l'Accord de Schengen, les étrangers ne résidant pas dans un pays de l'Union peuvent être signalés dans le SIS s'ils ont "fait l'objet d'une mesure d'éloignement, de renvoi ou d'expulsion".
Le reste des données se rapporte à des signalements destinés à la recherche du lieu de séjour (pour des personnes portées disparues ou "perdues", des témoins et des inculpés de délits mineurs) ou à la surveillance policière. Dans ce dernier cas, les personnes signalées ne doivent pas être arrêtées, mais plutôt surveillées: lieu et circonstances du contrôle, personnes accompagnantes doivent être annoncés. Les personnes signalées ne sont pas des suspects, mais des personnes dont la police pense qu'elles pourraient bien un jour commettre un délit. Cette catégorie correspond à la mention Ü dans le système de recherches suisse RIPOL. Dans l'ensemble, le SIS a donc bien moins à faire avec la poursuite pénale qu'avec l'exécution d'une politique restrictive envers les étrangers.
Le SIS actuel a été envisagé à la fin des années 80, soit à un moment où le groupe de Schengen ne comprenait que cinq Etats. A cette époque on pensait bien que d'autres Etats de l'Union viendraient y participer, on a donc conçu le SIS pour y associer huit autres membres. Cette limite a été dépassée depuis longtemps. Lors de l'intégration de l'Autriche, de la Grèce et de l'Italie, le système avait manifestement déjà des problèmes techniques. C'est pourquoi le Comité exécutif de Schengen a décidé en décembre 1996 de mettre en place à long terme un "SIS 2e génération". En attendant, le système a été renforcé en un "SIS 1 plus" pour permettre aux Etats nordiques d'y participer.
L'année dernière, les discussions sur la conception du nouveau SIS 2 sont entrées dans une phase décisive. En début d'année déjà, le groupe de travail SIS du Conseil des ministres ainsi que le Comité mixte ont approuvé non seulement une extension technique du système mais aussi l'adjonction de toute une série de nouveaux contenus. Ils veulent d'une part rallonger les durées de conservation des données enregistrées au titre de l'art. 96 (renvoi et expulsion) et de l'art. 99 (surveillance policière). Elles sont de respectivement trois et un an mais devraient passer à cinq et trois ans. Une telle prolongation augmenterait automatiquement le nombre de personnes enregistrées.
Ils veulent d'autre part que le SIS 2 comporte davantage de types de données. Jusqu'à présent, les données personnelles ne comprennent que l'identité, la raison et la source du signalement, et le cas échéant des indications telles que "armé" ou "violent", mais le nouveau SIS devrait y inclure empreintes digitales, photos, voire même profils ADN.
Depuis les attentats aux Etats-Unis, on a franchi un pas supplémentaire au motif de combattre le terrorisme. Au cours du 2e semestre 2001, la présidence belge a ainsi proposé que le SIS soit transformé en un système de contrôle des visas. Les citoyens extra-communautaires seraient enregistrés dans le SIS dès qu'ils obtiennent un visa. L'information resterait "invisible", c'est-à-dire qu'en cas de consultation elle n'apparaîtrait pas, tant que le visa est valable; à expiration, le signalement serait automatiquement activé à moins que le visa n'ait été prolongé ou que la personne ait quitté le territoire communautaire à temps. Cette proposition produira immanquablement une augmentation massive des données enregistrées. Soupçon généralisé envers tout citoyen extra-communautaire et arbitraire policier sont programmés! Imaginons qu'une prolongation de visa ne soit pas communiquée, une personne bénéficiant d'un titre de séjour légal court le risque de se retrouver en détention pour être refoulée… ou que son départ du territoire en temps voulu ne soit pas enregistré, elle devra alors s'attendre à ce que sa prochaine demande de visa lui soit refusée. C'est ainsi que le Conseil des ministres est en train d'engendrer un monstre bureaucratique.
La proposition belge comporte un 2e volet qui vise à empêcher les personnes potentiellement dangereuses à participer à certains événements. Pour y parvenir, les "fauteurs de troubles violents" doivent être signalés pour être mis sous surveillance policière au titre de l'art. 99. Ainsi par exemple, il serait possible d'empêcher un supporter violent d'aller voir à un match de football; cette mesure pouvant être appliquée également à des manifestants prêts à en découdre. On s'est déjà aperçu que le SIS avait été utilisé pour interdire l'entrée ou la sortie de personnes aux frontières à l'occasion des protestations contre le Sommet européen de Göteborg ou contre le Sommet du G8 à Gênes. La Belgique propose maintenant de fixer expressément cette pratique dans l'Accord de Schengen. On ne s'étonne alors pas que le groupe de travail SIS du Conseil des ministres veuille élaborer une proposition concrète pour permettre aux services secrets d'accéder au SIS.
4. Accords bilatéraux: la politique des petits pas
Ainsi que nous l'avons signalé plus haut, depuis le début des années 90, le DFJP multiplie les démarches en vue de coopérer avec les Etats de l'Union européenne aux plans policier et migratoire, surtout dans le domaine de l'asile. Et il a redoublé d'effort après l'échec en votation populaire de l'entrée de la Suisse dans l'Espace économique européen en décembre 1992. Cette année-là, le Conseiller fédéral Arnold Koller s'était déjà rendu personnellement auprès des ministres européens de la justice et de l'intérieur. Il leur a soumis le projet Eurasyl, concocté par l'Office fédéral des réfugiés dans le but de mettre sur pied un système de données supranational pour comparer les empreintes digitales des requérants… proposition qui n'a pas vraiment suscité d'intérêt. Non que l'Union en rejette le principe mais elle préférait le mettre en place elle-même… Ce qu'elle a fait: le système EURODAC, dont le siège est au Luxemburg, est en voie d'achèvement.
Dans d'autres domaines – la politique des visas notamment – la Suisse s'est appliquée à adopter de manière autonome les décisions communautaires. Et même si la ligne politique suivie par le DFJP suit à la trace celle de l'Union, une intégration dans le groupe Schengen ne paraît guère probable. En 1997 celui-ci en a exclu l'éventualité pour la dernière fois, raison pour laquelle le DFJP s'efforce de conclure des accords bilatéraux avec nos voisins de l'Union. Des accords qui s'inspirent sur des points essentiels de l'Accord de Schengen et qui comportent accord de réadmission, convention sur la simplification de l'entraide judiciaire et enfin, pour couronner le tout, des accords sur la coopération policière et en matière de justice. En 1998, la Suisse en a signé avec la France et l'Italie, en 1999 avec l'Allemagne, l'Autriche et le Liechtenstein.
Fin 1997, la Suisse a négocié des "Memoranda of Understanding" avec l'Allemagne et l'Autriche. Ils prévoient entre autres choses de collaborer étroitement dans les zones frontières et de coordonner les contrôles de part et d'autre de la frontière. Ce faisant, il devenait clair que la frontière avec la Suisse, en fait une frontière communautaire extérieure, ne pouvait être contrôlée conformément aux standards de Schengen en la matière, mais devait plutôt l'être de manière sélective, soit principalement contre les étrangers de pays tiers.
Alors que les accords avec l'Italie et la France suivent en grande partie les standards de Schengen, celui que la Suisse a conclu avec l'Allemagne (de même qu'avec l'Autriche) va bien plus loin sur des points clés, ainsi que l'a souligné le Ministre de l'intérieur allemand Otto Schily lors de sa signature en avril 1999 à Berne. Il fixe de nombreuses mesures policières transfrontalières, comme la poursuite immédiate d'une personne par-delà la frontière et l'observation transfrontalière. Tandis que ces deux méthodes font l'objet d'une réglementation très circonstanciée dans l'Accord de Schengen, elles ne se voient ici fixer aucune limite – ni temporelle, ni spatiale. Des policiers venant de l'étranger sont ainsi autorisés à pénétrer dans les lieux publics tels qu'entreprises, lieux de travail, locaux commerciaux. Contrairement à ce que prévoit l'Accord de Schengen, l'observation transfrontalière n'est pas seulement dirigée contre les personnes soupçonnées d'un délit passible d'une extradition, mais aussi contre les personnes non suspectes avec qui elles entrent en contact (partenaires, amis, connaissances). Qui plus est, elle est admise à des fins purement préventives et peut s'appuyer sur différents moyens techniques (caméra vidéo, microphone directionnel).
La Suisse a aussi convenu d'échanger des agents infiltrés avec l'Allemagne. D'une part, la police allemande peut poursuivre ses investigations secrètes sur le territoire suisse (et inversement) et d'autre part la police suisse peut recourir à un agent infiltré venant d'Allemagne pour ses propres enquêtes en Suisse. L'engagement d'agents infiltrés est également autorisé à des fins préventives. Il n'existe aucun autre exemple au monde d'un contrat qui va si loin dans la codification des investigations secrètes. On ne trouve aucune réglementation en la matière dans l'Accord de Schengen. D’une part, ni la Convention du 29 mai 2000 d'entraide judiciaire entre les pays membres de l'Union, ni le 2e protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale du Conseil de l'Europe n'étaient signés. D’autre part, l'engagement d'agents infiltrés n'est licite que dans le cadre d'une procédure pénale.
Outre les méthodes d'investigation transfrontalières, les accords Suisse-Allemagne et Suisse-Autriche prévoient l'échange informatisé de données basé sur les catégories du SIS. Pour ce faire, les accords envisagent la création d'un pool commun de données qui pourrait être consulté aussi bien par les polices des Länder allemands et autrichiens que par les polices cantonales suisses. Etant donné que la police allemande (plus précisément le Bundeskriminalamt) y ferait entrer toutes les données du SIS, les polices suisses auraient ainsi accès à plus de la moitié des données personnelles enregistrées dans le SIS.
5. Intégration à Schengen: ses répercussions sur la politique intérieure
Répercussions sur la politique intérieure
On ne comprend pas très bien pourquoi la Suisse devrait encore s'associer formellement à la coopération Schengen, étant donné qu'elle a déjà signé des accords bilatéraux en matière de police avec ses voisins, et encore moins du moment qu'une intégration à l'Union semble exclue à moyen terme. Pour tout point de vue citoyen, le système Schengen est non seulement inacceptable en tant que tel mais il faut surtout refuser de s'y associer en raison des répercussions que le DFJP en attend sur sa politique intérieure.
Contrôles mobiles
En cas d'intégration, la Suisse doit reprendre l'Acquis de Schengen dans son entier, ce qui signifie aussi qu'il faudrait supprimer les contrôles de personnes aux frontières avec les Etats de l'Union. Depuis qu'il a fait part de cet objectif au début 2001, le DFJP a eu plusieurs fois l'occasion de préciser clairement comment il entendait remplir cette dernière obligation: plus de contrôles à la ligne frontière mais des contrôles mobiles à l'allemande, autrement dit effectués inopinément et sans soupçon concret, dans une zone limitrophe de 30 km. Le chef du Corps des gardes-frontière, Hanspeter Wüthrich, a affirmé lors d'une conférence de presse en avril 2002 que de tels contrôles étaient déjà pratiqués. A la différence des contrôles aux passages frontières, ils nécessitent moins de personnel et sont plus efficaces, puisque les personnes concernées ne peuvent les prévoir. De plus, en abandonnant les premiers, le Corps des gardes-frontière recevraient d'importants renforts pour effectuer les seconds dans l'arrière-pays.
Les contrôles mobiles ne se résument pas à un simple transfert de ressources. Au contraire, ils signifient surtout une brèche dans les droits fondamentaux. Les contrôles effectués sans soupçon concret ne sont actuellement autorisés qu'à la frontière. Par conséquent, à l'intérieur du pays, on ne peut vous contrôler que si vous êtes soupçonné d'avoir commis une infraction ou que si vous représentez un danger pour la sécurité ou l'ordre public. Telle est la situation juridique définie par les Codes de procédure pénale et les lois relatives à la police de tous les cantons. En clair, un contrôle sans soupçon ni motif n'est pas légal en Suisse, pays où personne n'est, par conséquent, obligé de prouver son identité. La liberté de mouvement est un principe constitutionnel non écrit que les contrôles arbitraires viendraient clairement contredire.
L'Allemagne en donne un bon exemple. Traditionnellement, les contrôles d'identité n'y étaient autorisés qu'envers des suspects ou des "perturbateurs". En abandonnant ces critères, la police se trouve face à un problème. Comment en effet sélectionner les personnes qu'elle va contrôler ? Et, puisque logiquement elle ne peut contrôler tout le monde, il ne reste plus alors que l'apparence. Concrètement, cela signifie que plus vous vous écartez d'une manière ou d'une autre de la "norme" (être jeune et non conformiste, mais surtout présenter un visage étranger), plus vous risquez d'être contrôlé. Dans certains Länder de tels préjugés font même partie intégrante à certains plans d'action. La Bavière mène par exemple une stratégie d'investigation nommée "rail", basée explicitement sur le fait que les requérants d'asile et les personnes "tolérées" (admission provisoire) profitent des tarifs réduits des fins de semaine pour emprunter les trains régionaux. Et comme cette catégorie de personnes est soumise à l'obligation dite de résidence, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent quitter la région qu'on leur a attribuée sans autorisation, la police bavaroise obtient régulièrement de francs "succès". Elle appréhende les requérants d'asile qui, pour une fois, ont voulu passer outre les limites étroites qui leur sont imposées et ont donc enfreint les dispositions pénales de la loi sur la procédure d'asile. Ce faisant, la police bétonne tout à fait consciemment préjugés et autres clichés faisant de tout étranger un criminel.
Bien que les dispositions légales soient formulées différemment, la Suisse a aussi soumis jusqu'ici les étrangers à des contrôles policiers arbitraires. Ces mesures sont en général justifiées par la poursuite de trafiquants de drogue présumés. A l'avenir la police n'aura même plus besoin d'un tel prétexte pour cautionner une pratique parfaitement illégale, à tout le moins dans la zone limitrophe de 30 km.
Judith Schönenberger a dessiné le territoire que couvrirait cette zone limitrophe.
Il n'est pas difficile de se rendre compte que la région dite périphérique est plus grande que la "zone intérieure" et qu'elle englobe toutes les grandes villes. Cette conception de la Suisse n'est rien d'autre qu'un remake du "réduit national" mais cette fois à des fins policières et non plus militaires.
USIS: la centralisation de la police
Reste la question de savoir qui aura la charge de ces contrôles: le Corps des gardes-frontière ou les polices cantonales. Différentes propositions sont actuellement mises au point dans le cadre d'USIS, un projet commun du DFJP et de la Conférence des chefs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP). USIS est l'acronyme de "Überprüfung des Systems der Inneren Sicherheit", ce qui se traduit par "réexamen du système de sécurité intérieure de la Suisse" et n'est rien moins qu'une refonte complète du système policier suisse. Les investigations seront menées aussi bien par les polices cantonales, que par l'Office fédéral de la police, qui dépend du DFJP, que par le Corps des gardes-frontière (Cgfr), incorporé au Département des finances, et que par le Corps des gardes-fortifications (CGF), rattaché lui au Département de la défense. Le groupe de projet a rendu son 2e rapport en septembre 2001, le Conseil fédéral en a pris connaissance en octobre et la CCDJP en novembre.
La question des frontières est déjà réglée: la Confédération s'en chargera, à quelques exceptions près. Jusqu'à présent, Confédération et cantons se partageaient la tâche: les marchandises sont du ressort des gardes-frontière (Cgfr), de même que les personnes aux passages frontières et à la "frontière verte". Par contre, les polices cantonales contrôlent les personnes dans les trains et les aéroports internationaux. De l'avis du groupe de projet, les cantons ne seront compétents à l'avenir que dans les aéroports, avec le soutien financier de la Confédération. Tous les autres contrôles à la frontière seraient assurés par la Confédération, les polices cantonales participant le cas échéant aux contrôles dans l'arrière-pays ou aux contrôles mobiles. Résultat: la majeure partie du pays, soit la bande limitrophe de 30 km, serait sous contrôle non seulement des différentes polices cantonales mais aussi des troupes policières de la Confédération, ce qui bouleverserait complètement le fédéralisme qui a marqué jusqu'ici la police suisse. La Confédération et les cantons se sont aussi mis d'accord pour exiger 800 à 1000 policiers de plus censés combler une "lacune". Cette dernière a été découverte par le groupe de projet USIS au niveau des contrôles à la frontière, de la surveillance des ambassades, mais aussi lors de situations "particulières" ou "extraordinaires", ce qui signifie en clair lors de manifestations comme à Davos ou comme les protestations kurdes contre l'enlèvement d'Öcalan en 1999. Ces forces supplémentaires éviteraient d'avoir sans cesse recours au "service d'appui" de l'armée, la sécurité intérieure étant une tâche civile, qui doit être assumée par la police.
Par contre, le DFJP et la CCDJP n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur la manière de répartir ces policiers armés supplémentaires. La Conseillère fédérale Ruth Metzler opte pour une police de sécurité fonctionnant comme réserve d'intervention de la Confédération. On retrouve ici le projet de "Police fédérale de sécurité" concocté par son prédécesseur Kurt Furgler et qui avait échoué en 1978 suite à un référendum. Une autre variante possible pour constituer une telle troupe fédérale est de transférer le Corps des gardes-frontière (2000 collaborateurs) et le Corps des gardes-fortifications (750 collaborateurs) au DFJP et de les renforcer en engageant de nouveaux policiers. Le DFJP aurait ainsi enfin reproduit le modèle allemand de la police des frontières.
6. Pour une stratégie citoyenne: européenne, respectueuse des droits humains et venant d'en bas
Les associations suisses de défense des droits de l'homme, ainsi que toutes les organisations politiques de gauche ont depuis longtemps mal à l'Europe. Une partie opte pour une adhésion à l'Union alors que l'autre la rejette par principe. Mais qu'on soit pour ou contre une adhésion, du moment qu'on défend une Suisse démocratique et citoyenne, on doit refuser tant les contrôles policiers arbitraires que la centralisation accrue du système policier suisse, objectifs intérieurs que le DFJP poursuivit en voulant s'associer à Schengen.
D'une part, tous les pro-européens, qu'ils soient pour une adhésion rapide ou qu'ils considèrent celle-ci comme inévitable, doivent être conscients d'une chose, à savoir qu'ils se leurrent s'ils croient qu'une intégration à Schengen favorisera une intégration ultérieure à l'UE! Aussi n'y a-t-il aucune raison de permettre au DFJP et au Conseil fédéral de prendre de l'Union ce qu'elle a de plus répressif tout en refusant tout ce qu'elle pourrait offrir à la Suisse en matière de progrès social, de droits des travailleurs, d'égalité, d'ouverture politique, voire même de politique des étrangers plus libérale. Non, la voie bilatérale ne fait que repousser encore plus loin la perspective d'une intégration à l'Union. Conclusion: la Suisse n'a aucune raison de s'intégrer uniquement au système Schengen.
D'autre part, les anti-européens doivent aussi se rendre compte que la Suisse n'a rien à envier aux stratégies répressives de l'Union qu'elles soient de nature policière ou politique (face aux étrangers ou aux requérants d'asile), ni à l'obsession sécuritaire de ses membres. Notre pays ne propose en aucun cas une alternative plus libérale ou plus démocratique qu'on pourrait opposer à l'Union européenne. Sans en être membre, elle joue plutôt, via les accords bilatéraux, aux élèves modèles de la répression. Et c'est justement parce que nous devons lutter contre les mêmes stratégies répressives et excluantes contre lesquelles luttent également des organisations citoyennes et de gauche des Etats membres, qu'il est impératif de nouer des contacts par-dessus les frontières et de nous définir – intégration à l'Union ou pas – comme "gauche européenne de base". Le fait que les frontières avec nos voisins sont si proches devrait nous permettre de traduire cette perspective en actes.