Actuellement, le Tribunal administratif fédéral (TAF) rend presque quotidiennement des jugements qui confirment les décisions Dublin-Croatie du SEM. Le Tribunal administratif fédéral joue ainsi un rôle décisif dans la consolidation de cette pratique inhumaine de renvoi.
Il y a un an encore, l'espoir se répandait dans le mouvement suisse de l'asile : Dans un arrêt F-5675/2021 du 6 janvier 2022, le Tribunal administratif fédéral avait accepté un recours contre une décision Dublin-Croatie. Le TAF y a notamment estimé que les pushbacks pratiqués par la police croate à la frontière n'étaient toujours pas suffisamment clarifiés. Le requérant avait expliqué de manière crédible comment il avait été frappé à coups de poing et de matraque, torturé et retenu prisonnier en Croatie. Dans ces circonstances, le SEM ne pouvait pas s'appuyer sur d'anciens rapports pour conclure qu'il n'y avait pas de défaillance systémique dans la procédure d'asile et d'admission en Croatie. Comme l'a écrit humanrights.ch, le TAF a confirmé par cet arrêt que lors de renvois - même dans des Etats Dublin - des justifications globales ne sont pas appropriées, mais qu'il faut toujours procéder à des clarifications au cas par cas.
L'espoir que la pratique concernant la Croatie changerait au plus tard après ce jugement s'est vite envolé. Dans de nombreux jugements, le tribunal utilise désormais lui-même des blocs de texte préétablis, dans lesquels il renvoie à "l'examen du cas individuel effectué par le SEM" et aux "clarifications effectuées par l'ambassade suisse en Croatie" (cf. par ex. TAF E-113/2023 du 12.1.2023). Ce faisant, le TAF accorde manifestement plus de confiance aux maigres clarifications de la représentation suisse [cf. à ce sujet le rapport de Sosf] qu'aux nombreux rapports d'ONG qui témoignent de la violence, des mauvaises conditions d'accueil et des pushbacks aux frontières. Selon le TAF, la Croatie a ratifié la CEDH, la Convention contre la torture et la Convention relative au statut des réfugiés et remplit ses obligations de droit international (cf. notamment TAF E-113/2023 du 12.1.2023). Actuellement, il n'y aurait pas de raisons de supposer que la procédure d'asile et les conditions d'accueil des requérant·es en Croatie présentent des faiblesses systémiques au sens de l'art. 3, al. 2, phrases 2 et 3 du règlement Dublin III - même en tenant compte des rapports critiques d'organisations nationales et internationales (loc. cit.). Si des plaintes font état de mauvais traitements ou de conditions d'accueil déplorables, le tribunal fait signe que "en cas de comportement fautif de certains fonctionnaires ou de personnes privées, le requérant peut s'adresser aux services croates compétents avec l'aide des organisations caritatives actives sur place [en Croatie]. Le seul fait que de telles démarches soient éventuellement liées à de plus grandes difficultés en Croatie qu'en Suisse ne permet pas encore de justifier des faiblesses systémiques dans la procédure d'asile et d'admission croate" (TAF E-158/2023 du 16.1.2023). Si la crainte d'expulsions (en chaîne), justifiée par des pushbacks déjà vécus ou documentés, est avancée, le tribunal rétorque : "Le SEM est arrivé à la conclusion, après clarifications, [...] qu'il n'existe aucun indice qui prouverait que les personnes retournant dans le cadre de Dublin seraient menacées d'un renvoi en Bosnie-Herzégovine (expulsion en chaîne) ou de violence systématique de la part des autorités policières croates. Ce point de vue est partagé par le Tribunal administratif fédéral" (TAF D-7/2022 du 24 mars 2022, consid. 7.1.5.). Une évaluation propre et indépendante de la situation par le tribunal fait défaut. La position défendue dans l'arrêt F-5675/2021, selon laquelle de tels rapports sur les pushbacks et la violence policière pourraient mener à la conclusion qu'il existe une défaillance systémique dans la procédure d'asile croate, s'est évaporée.
Si les recourant·es se réfèrent à l'arrêt précité de janvier 2022, ils et elles se voient généralement opposer la même fin de non-recevoir : "le recourant [ne peut] rien déduire en sa faveur de cet arrêt, d'autant plus que des clarifications supplémentaires étaient nécessaires dans la procédure invoquée et que les faits étaient différents, le recourant ayant en l'occurrence déposé une demande d'asile notamment en Croatie, les autorités croates ayant confirmé cette demande, respectivement sa reprise en charge [...]". (TAF E-5695/2022 du 19.12.2022) - ou "Dans ces conditions, il est vain à la recourante de critiquer l'argumentation du SEM sur l'absence de défaillances systémiques, en se référant à l'arrêt de cassation du Tribunal F-5675/2021 du 6 janvier 2022 et à celui de référence E-3078/2019 du 12 juillet 2019. En effet, ces arrêts concernaient des procédures de prise en charge Dublin" (TAF E-5312/2022 du 23.11.2022).
Le Tribunal administratif fédéral fait ainsi une distinction entre les procédures "take-back" (une demande d'asile a déjà été déposée) et "take-charge" (pas encore de demande d'asile) lorsqu'il s'agit d'évaluer les risques de violations des droits humains par la Croatie. Alors que dans le cas des procédures "Take-Charge", il faudrait au moins clarifier de manière approfondie l'accès à la procédure, le TAF arrive à la conclusion, dans le cas des procédures "Take-Back", "que les personnes qui sont renvoyées en Croatie ne sont pas concernées par la pratique problématique du "pushback"" (cf. notamment TAF D-735/2022 du 28.2.2022, consid. 6.5.2) et qu'"aucun indice de faiblesses systémiques générales dans le système d'asile et d'accueil croate n'aurait pu être constaté" (notamment TAF D-7/2022 du 24 mars 2022, consid. 7.1.5.
Le TAF se simplifie ainsi la tâche : ce n'est pas parce qu'une demande d'asile a déjà été déposée ou a dû l'être que les conditions en Croatie sont conformes aux droits humains ou que les personnes sont protégées contre les refoulements illégaux. Si un État est prêt à expulser des personnes à ses frontières extérieures ou tolère de tels procédés et refuse aux personnes concernées les droits qui leur reviennent selon la Convention sur les réfugié·es, il faut partir du principe que le système d'asile de cet État présente des lacunes systémiques qui se répercutent également sur le traitement, l'encadrement et l'hébergement des requérant·es d'asile. Ce n'est pas pour rien que de tels dysfonctionnements sont régulièrement rapportés. Avec cette appréciation, le TAF contredit sa propre jurisprudence. Ainsi, dans un arrêt du 9 décembre 2010, il avait jugé que le droit d'asile n'était pas un droit fondamental. En se référant à l'argumentation du SEM, selon laquelle les pushbacks ne concernaient que des personnes en dehors du système Dublin, le TAF a constaté ce qui suit : "L'appréciation de la manière dont la Croatie, État membre de l'UE et de Schengen, traite - en dehors du cadre Dublin - les migrants et les personnes entrées illégalement en Suisse est, contrairement à l'avis du SEM, tout à fait pertinente pour évaluer - désormais dans le contexte Dublin - la manière dont le pays remplit ses obligations de droit international public" (TAF E-4211/2019 du 9.12.2019, consid. 3.4.). En conséquence, la distinction entre les procédures de take-back et de take-charge ne se justifie pas en ce qui concerne l'évaluation du respect par la Croatie de ses obligations de droit international public et de la mise à disposition de procédures équitables et de conditions d'accueil humaines. En effet, au vu de la densité et du nombre des rapports, il faut partir du principe que la Croatie n'est pas disposée, le cas échéant, à garantir la protection contre les expulsions (en chaîne), même lorsque les demandes d'asile ont déjà été déposées.