Dans la nuit de samedi à dimanche, le dernier week-end de 2019, j’ai reçu le jugement du Tribunal fédéral concernant ma procédure pénale. Je suis allée directement à la dernière page, comme à mon habitude. Recours rejeté. J’ai lu les considérants. J’étais trop à gauche, y disait-on. C’est faux, ai-je pensé en sortant de ce rêve. Je suis encore bien pire que ça.
La politique migratoire de notre pays, la loi sur les étrangers, tout repose sur l’idée que la Suisse ne peut accueillir qu’un nombre limité de migrants et de migrantes démunis. Que sa capacité d’accueil a déjà atteint ses limites. Toute personne qui vient est, dans cette optique, une personne de trop.
Depuis 35 ans, mes interlocuteurs privilégiés sont celles et ceux qui ont fait l’expérience de la migration et, depuis 14 ans, ceux qui attendent leur renvoi dans un centre de détention en vue de l’expulsion. J’aime écouter leurs histoires. Qu’elles soient inventées ou non, elles renferment toutes des enseignements essentiels. Si différents que puissent être les migrants, je suis fascinée par leur façon de voir les choses, diamétralement opposée à celle de la politique migratoire et du droit des étrangers : trop peu de ressources et de perspectives dans leurs pays. Là-bas, il est impossible de survivre dans la dignité.
Je me méfie du point de vue des nantis. Les nantis attendent des migrants qu’ils se résignent à leur manque de perspectives et, au cas où ils resteraient chez nous, qu’ils approuvent notre façon de voir. Ils doivent adopter nos valeurs, celles des nantis. Et ceux qui manquent de perspectives et qu’on refoule, on tente de s’en débarrasser en les privant de toute perspective. La nuit qui a suivi mon rêve, S.T., un Algérien détenu à la prison de Bâle, s’est éclipsé en toute discrétion : il s’est suicidé.
La migration forcée actuelle est l’une des formes nouvelles de l’esclavage d’antan. D’un côté, on trouve les arrogants, de l’autre, ceux qu’on maintient dans la précarité. Ces derniers n’ont qu’à s’adapter aux exigences des premiers. Dans le meilleur des cas, on leur fera bénéficier de quelques avantages dans leur pays d’origine, en se félicitant de leur reconnaissance. Mais malheur à eux s’ils viennent ici pour nous demander quelque chose et prétendre à une part de notre prospérité, s’ils veulent permettre à leurs familles restées au pays de vivre dignement grâce à leurs envois d’argent. L’espoir d’améliorer leur vie comme ils l’entendent ne leur est pas reconnu.
Le point de vue et les certitudes des arrogants, cher Juge de mon rêve, ne sont plus à mon goût. Est-ce donc illégal d’aspirer à ce que chaque être humain vive décemment, même si pour cela les nantis doivent renoncer au superflu ? S’ils doivent renoncer à des ventes d’armes lucratives, à un négoce des ressources naturelles bien rentable et au recel de l’évasion fiscale, au risque de réduire le budget de l’Etat ? Et s’il fallait considérer la révolte des populations pauvres là-bas comme un signe pour une redistribution des ressources ici ? A l’image de la lutte contre le réchauffement climatique, qui, si on ne le freine pas, privera d’abord les pauvres du peu qu’ils possèdent, avant de réduire tout le monde à la misère. Dans ces deux cas, il en va de l’avenir des jeunes générations et de celles à venir à l’échelle planétaire.
Anni Lanz, activiste du Solinetz de Bâle, condamnée pour aide à l’entrée illégale par le Tribunal cantonal du Valais